L’extraordinaire sens de l’orientation des fourmis

Qu’elles marchent en avant, progressent à reculons ou se déplacent de côté, les fourmis ont une étonnante aptitude à s’orienter. Une étude nous permet de mieux comprendre comment certaines espèces allient perception visuelle et capacités de mémorisation pour retrouver leur chemin.

Comment s’oriente un être dont la taille se compte en millimètres et dont les yeux rasent le sol ? Les scientifiques ont longtemps été intrigués par la capacité des fourmis à retrouver leur chemin après s’être éloignées de dizaines de mètres de la fourmilière, un périple bien long pour un insecte aussi minuscule. D’après une étude récente menée par des entomologistes spécialisés en neurosciences, des informaticiens et des éthologues du Canada, d’Australie, du Royaume-Uni et de France, certaines espèces de fourmis s’orientent en alliant perception visuelle et capacités de mémorisation de façon bien plus poussée que nous le pensions jusqu’à présent1. Les chercheurs ont également montré, en observant des fourmis du désert espagnoles se déplaçant de diverses façons (vers l’avant, à reculons ou sur le côté), que leur sens de l’orientation n’était pas influencé par la position de leur corps, ce qui suggère des capacités de traitement de l’information surprenante pour un si petit cerveau.

Une excellente mémoire visuelle

S’il existe plus de 12 000 espèces de fourmis aujourd’hui, c’est aussi grâce à la diversité de leurs stratagèmes de survie, qui leur a permis de coloniser tous les continents, à l’exception de l’Antarctique. Cette diversité s’observe par exemple dans les stratégies employées pour retourner à la fourmilière après avoir trouvé de la nourriture.

Certaines fourmis laissent une trace de leur passage sous forme de phéromones. D’autres, telles que la Cataglyphis velox, une fourmi du désert andalou, font appel à la vision offerte par la multitude de lentilles interconnectées composant leurs yeux à facettes et la combinent à une impressionnante capacité à mémoriser les images perçues durant un trajet. Jusqu’à présent, les scientifiques considéraient que les fourmis s’orientaient en faisant correspondre les éléments présents dans leur champ de vision avec ceux qu’elles avaient mémorisés de façon égocentrée, c’est-à-dire en faisant face au chemin. Par ailleurs, ces fourmis se sont montrées capables de retourner à la fourmilière en se déplaçant à reculons. Comment faire pour concilier ces deux notions ?

Les chercheurs ont tenté de le découvrir en procédant à des expériences sur le terrain dans la région de Séville, en Espagne, auprès des fourmis du désert locales. « Ces fourmis partent à la recherche de nourriture en été, alors que la température du sol peut atteindre 70° C, explique Antoine Wystrach, éthologue spécialisé en neurosciences du Centre de recherches sur la cognition animale2Avec une telle chaleur, les cadavres d’arthropodes grillés par le soleil – leur principale nourriture – peuvent être trouvés un peu partout, aussi se dispersent-elles pour mener leurs recherches individuellement plutôt que de se rendre en groupe aux mêmes endroits. » Une telle stratégie explique l’aptitude de cette espèce à s’orienter lorsqu’elle est seule, et donne aux chercheurs l’opportunité de comprendre comment chaque individu fait pour retrouver le chemin de la fourmilière.

Un morceau de cookie entre les mandibules, la fourmi Melophorus bagoti se déplace efficacement en marche avant jusqu’à la fourmillière.

 

Dans le cadre de leur première expérience, les chercheurs ont placé des barrières autour d’une fourmilière pour guider les fourmis chercheuses de nourriture le long d’un trajet précis, en échange de morceaux de cookie. Une fois les fourmis familiarisées avec l’itinéraire, les scientifiques les ont relâchées sur un tronçon de la route nécessitant d’accomplir un virage à 90° pour retourner à la fourmilière. Les individus ayant reçu un morceau de cookie assez léger pour être porté en marche avant ont été capables de retrouver leur chemin sans problèmes, tournant au moment où ils le devaient. Par contre, les fourmis portant des morceaux plus lourds, et donc forcées de traîner leur butin en progressant en marche arrière, ont continué tout droit et ignoré le virage, ce qui indique clairement que les images perçues dans cette position ne trouvaient pas écho dans leurs souvenirs. « Ce résultat est venu renforcer la thèse selon laquelle une fourmi se souvient de la scène visuelle selon une perspective égocentrée, explique le chercheur du CRCA. Mais une question persistait : comment faisaient les fourmis pour s’orienter lorsqu’elles se déplaçaient à reculons ? »

Un sens de l’orientation « versatile »

C’est durant cette même expérience qu’une réponse est apparue. Faisant preuve d’une intelligence surprenante, certaines fourmis qui marchaient à reculons ont lâché leur charge et se sont tournées pour observer la route dans l’autre sens : la preuve incontestable qu’elles faisaient appel à leurs souvenirs égocentrés de l’itinéraire. Ensuite, elles se sont de nouveau retournées pour récupérer leur butin et se remettre en marche, cette fois dans la bonne direction. Ce comportement implique l’imbrication d’au moins trois types de mémoire : les mémoires visuelles de la route, la mémoire de la nouvelle direction à suivre et la mémoire de l’existence du cookie laissé derrière. C’est la preuve « d’une impressionnante capacité à coordonner plusieurs informations », ce qui est la clé permettant aux fourmis de développer un sens de l’orientation « aussi versatile ».

Les chercheurs ont également été surpris de constater que les fourmis se déplaçant en marche arrière empruntaient une trajectoire rectiligne, une tâche d’autant plus difficile qu’elles traînaient une lourde charge. « En général, les fourmis qui marchent à reculons coordonnent leurs six pattes d’une façon assez chaotique, remarque Antoine Wystrach, aussi étions-nous certains qu’elles se servaient d’un repère externe pour pouvoir maintenir une trajectoire rectiligne. » Afin de déterminer si les objets célestes étaient liés à cette capacité démontrée par les fourmis, les chercheurs ont procédé à une deuxième expérience : ils se sont servis d’un miroir pour montrer aux fourmis se déplaçant à reculons un reflet du soleil. L’illusion du soleil apparaissant de l’autre côté du ciel a eu un impact sensible sur le comportement des insectes. « Les fourmis se déplaçant en marche arrière ont changé de direction, raconte le chercheur, ce qui nous a confirmé que la position du soleil jouait un rôle déterminant sur leur capacité à maintenir un même cap lorsqu’elles ne peuvent s’aligner vers l’avant pour reconnaître la route. »

 

Un système nerveux complexe

En fait, quelle que soit la façon dont elles se déplaçaient (même de côté), les fourmis du désert maintenaient une trajectoire rectiligne. « Les recherches menées jusqu’à maintenant suggèrent que le déplacement des fourmis est intimement lié à l’orientation de leur corps, précise l’éthologue. Mais nos observations tendent à prouver le contraire : les fourmis sont capables de se déplacer dans une certaine direction tout en étant tournées vers une direction différente. Cette dissociation implique que leur représentation des directions n’est pas centrée sur leur propre corps mais sur le monde extérieur : un système particulièrement flexible puisqu’il permet aux fourmis de tenir compte d’une grande variété d’informations, dont celles provenant de souvenirs visuels égocentrés, quelle que soit l’orientation de leur corps. »

Alors qu’elle progresse à reculons pour tracter son volumineux morceau d’insecte, la Melophorus bagoti parvient à se retourner et continuer son trajet en marche avant.

 

Cette étude met en évidence la grande complexité du système nerveux des insectes. « Imaginez un peu le degré de coordination motrice nécessaire pour marcher de côté en ligne droite ! » s’enthousiasme Antoine Wystrach. De plus, le comportement des fourmis prouve l’existence « d’une synergie inattendue entre plusieurs parties du cerveau des insectes ». Par exemple, quand une fourmi regarde vers l’avant pour vérifier sa position avant de continuer en marche arrière, cela implique « un transfert d’informations » entre les corps pédonculés (la partie du cerveau responsable chez l’insecte du stockage des souvenirs visuels) et le complexe central (qui lui permet d’appréhender la position du soleil). Le chercheur explique que le but à long terme de l’équipe est « de déterminer dans quelle mesure ces deux parties du cerveau travaillent ensemble » et permettent aux fourmis de retrouver leur chemin.

Mais dans l’immédiat, les chercheurs ont des projets moins ambitieux. « Quand une fourmi qui marche à reculons lâche son morceau de cookie pour se retourner et vérifier sa position, elle se souvient de l’endroit où elle doit ensuite le récupérer. Mais à quel point se souvient-elle vraiment du cookie ? Comment réagirait-elle si nous remplacions un gros morceau de cookie par un plus petit ? » Ce test permettra aux scientifiques d’évaluer avec quelle précision les fourmis mémorisent les informations du monde qui les entoure.

 

Source : CNRS

Photo :  A.WYSTRACH/CRCA