Rencontre – Laurent Geslin7 min de lecture

Laurent Geslin est photographe animalier. Il s’est d’abord intéressé à la faune urbaine dans les capitales européennes avant de se prendre de passion pour le plus grand félin d’Europe, le lynx boréal. Il nous parle du film qu’il a récemment réalisé, "Lynx".

D’où vient votre passion pour le lynx ?
Je suis fasciné par le monde du vivant en général. Encore maintenant, je peux passer un temps fou devant une fourmilière, une harde de chevreuils ou à observer de grands prédateurs dans un pays exotique. J’ai eu la chance de parcourir la plupart des parcs nationaux du monde entier et de photographier les grands félins. Quand je suis arrivé en Europe, ma première préoccupation a été d’observer ce félin qui vit dans les montagnes. Cela ne faisait pas sens pour moi de faire le tour de la planète en quête d’images de félins alors qu’à moins de cinq minutes de là où j’habite, un splendide prédateur n’avait presque jamais été filmé.
De plus, le lynx incarne une symbolique forte dans notre société très anthropisée. Il représente pour moi une sorte de “success-story”. Dans le Jura, c’est un grand prédateur qui a été réintroduit par l’humain pour essayer de limiter les dégâts des herbivores sur la forêt. Et ce plan a marché. Il représente bien la solution “douce” d’une cohabitation entre notre monde et le monde dit “sauvage”.

Pouvez-vous nous raconter votre première rencontre avec un lynx ?
La première fois que je l’ai vu est évidemment l’une des plus marquantes. Cela s’est passé dans le Jura, pas très loin de chez moi durant le mois de février 2011. À la tombée de la nuit, j’entends pour la deuxième fois de ma vie le feulement caractéristique du lynx en période de rut. Le cri est fort et l’animal est vraisemblablement assez près. Je connais bien cette partie de la forêt ; je sais qu’elle n’est pas très large et qu’à une trentaine de mètres derrière les arbres se trouve une pâture. Je scrute dans la pénombre l’invisible qui s’est tu. Trois fois, j’inspecte aux jumelles chaque buisson, chaque tronc, chaque branche tombée au sol. Je sais qu’il me regarde, je le sens. Ce n’est qu’au troisième passage que j’aperçois enfin la silhouette du félin. Assis derrière un arbre, il me regarde tranquillement. Une joie indescriptible parcourt tout mon corps : je viens de réaliser un de mes rêves d’enfant.
Cette passion du lynx m’a conduit à passer des dizaines de nuits dans la nature, des jours d’affilée à attendre l’improbable, à suivre des traces, sentir des marquages, imaginer le passage du lynx. Pendant des années d’une patiente traque, je me suis attaché à la vie de ce félin si discret, à son environnement naturel, à la ritournelle des saisons, à la majesté des arbres et à l’extraordinaire diversité des habitants de la forêt…

Vous avez également beaucoup photographié les renards. Vous fascinent-ils particulièrement ?
Je n’ai pas de préférence parmi les animaux sauvages, ils me fascinent tous, mais j’ai toujours aimé montrer au public une nature de proximité. Mon premier livre, Safari urbain, révélait la nature dans nos villes avec une biodiversité incroyable dans les grandes cités d’Europe. C’est en effet à ce moment-là que j’ai beaucoup travaillé sur les renards en ville. Travailler sur les animaux prend plus ou moins de temps car certains sont plus difficiles à filmer que d’autres. Vivre au cœur du royaume des lynx m’a permis de le chercher presque quotidiennement. Il m’aura fallu plus de dix années de travail pour mes photos et plus d’un an pour le film, et c’est vrai que j’ai développé une relation assez singulière avec ce félin.

Pourquoi avoir choisi le cinéma après avoir réalisé un livre de photos ?
C’est un autre défi ! Avec le cinéma, je peux raconter des histoires que j’avais du mal à raconter avec un appareil photo. Un tournage signifie davantage de complications, mais en conservant mon regard de photographe, j’ai l’impression que je peux m’exprimer plus amplement. Le monde de l’image évolue vite, les réseaux sociaux nous montrent des milliers de photos chaque jour. Faire un film demande de prendre son temps et c’est aussi cela qui me séduit.

Quelles ont été les contraintes du tournage de Lynx ?
La contrainte majeure de ce tournage, c’était de trouver le personnage principal ! Le lynx boréal est normalement largement nocturne, et à ma connaissance il n’a jamais été filmé dans son milieu naturel. Il existe des tas de films sur les lions, les guépards, les jaguars et les autres grands félins, mais pas un seul sur le lynx.
L’animal est d’une discrétion incroyable. Pour mes photographies, il m’est arrivé de ne pas le voir pendant près de huit mois alors que je le cherchais quotidiennement. Mais au fil des années, j’ai compris petit à petit le comportement de certains individus ; j’ai opté pour du matériel léger, ce qui facilite grandement les déplacements en montagne quand on doit suivre un animal dans la neige pendant six heures.

En quoi avez-vous dû adapter vos techniques de photographe animalier pour passer à la caméra ?
Devoir pister, rechercher des indices, se cacher et rester des heures, voire des jours, dans un affût est un travail qui ne diffère pas vraiment entre la photographie et le film. En revanche, s’il suffit de quelques secondes et de bons réflexes pour prendre une belle photo, construire un plan cinématographique demande de l’anticipation, de la fluidité et du sang-froid. Même physiquement, je ne me déplace pas tout à fait de la même manière. C’est toute une approche qui me convient presque mieux. On fait rarement une belle image “à la volée” en cinéma, mais quand on réussit à “construire” un plan, l’émotion est vraiment présente.

Quels étaient vos objectifs en scénarisant cette histoire ?
L’histoire de ce film a vraiment existé. Toutes les scènes, des plus attendrissantes aux plus dramatiques, je les ai vraiment vécues, mais réparties sur une chronologie différente. Je voulais regrouper mes années d’expérience et d’anecdotes pour raconter la vie d’un seul lynx. L’histoire est donc scénarisée mais sur un fond véridique. Je ne voulais pas inventer une histoire qui ne soit pas crédible, ni tomber dans l’anthropomorphisme. Je n’ai jamais voulu donner de noms aux lynx que je piste, le “sauvage” ne mérite pas cela et pourtant, en suivant les mêmes individus, je voulais que le public se rende compte que chaque animal a sa personnalité. C’est ce que j’ai découvert tout au long de ces années.

C’était important pour vous de préciser que le film a été réalisé avec des animaux totalement sauvages dans leur milieu naturel ?
La plupart des animaux dans les films sont des animaux dressés. Ils sont nés en captivité et ne jouiront jamais de la liberté des animaux sauvages. Le grand public ne le sait pas forcément et pense que les images tournées l’ont été en pleine nature, alors qu’en réalité il y a une équipe de cinquante personnes qui est derrière la caméra. Les images de mon film ne sont pas au ralenti, il n’y a pas de lynx qui saute par-dessus ma caméra ou qui vient me renifler le pantalon. J’espère que le public ressentira que ces images sont vraiment authentiques et qu’il aura fallu des années avant d’arriver à ce résultat.

Qu’aimeriez-vous que les spectateurs retiennent de votre film ?
J’aimerais surtout renforcer cette prise de conscience que la nature est une chaîne complexe de multiples maillons et que si l’un d’eux disparaît, la nature s’en trouve déséquilibrée.
Le lynx est un maillon indispensable dans notre environnement. C’est un grand prédateur et, comme tout prédateur, il est le seul à pouvoir contenir la population de certains ruminants comme les chevreuils et les chamois. Lorsqu’il n’y a pas de prédateurs dans une forêt, les chevreuils et les chamois peuvent en effet créer de gros dégâts sur les jeunes arbres et les jeunes pousses. Cela freine considérablement le rajeunissement forestier. Les ingénieurs forestiers qui travaillent dans ma région me disent que le lynx est la clef de voûte de la forêt.